Achat d’art en ligne… De l’art à tous prix OUI, mais de l’Art à tout prix !

25/04/2022

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Le marché de l’art en ligne continue sa progression… Mais ce n’est pas qu’une bonne nouvelle car s’il ouvre ce marché plus largement au « grand public », ça ne le simplifie pas plus, et est-ce rendre service à l’Art dans toute sa majuscule ?

Acheter de l’art en ligne n’est plus une hérésie. Est-ce pour autant une bonne nouvelle ?? Pas seulement… Rendre l’art accessible, le décomplexer, oui. Mais à la condition impérieuse de respecter ce que je me répète chaque jour : de l’Art à tous les prix, OUI, mais de l’art à tout prix. 

 

Explication de texte

 

Il y a 20 ans, si vous disiez à un galeriste ou même à un artiste qu’on achèterait de l’art en ligne, vous frisiez l’hérésie, le blasphème et étiez brûlé sur le bucher du mauvais goût et/ou des ignares de ce qu’est l’Art… Aujourd’hui encore, certains ne veulent pas y croire ou crient aux loups. « Comment peut-on acheter une œuvre sans la voir en vrai ? Sans une rencontre physique entre l’acheteur et l’œuvre ? » (à lire avec un ton proche de la dramaturgie lyrique).

 

 

Pourtant, c’est un fait : depuis, la vente d’œuvre d’art en ligne n’a eu cesse de croître à un rythme effréné, partant de 0 pour approcher les 10% du marché global en 2019 lui-même évalué à plus de 50 milliards. En 2020 c’était 15,8% et Hiscox annonce 25% pour 2021…

 

Faîtes le calcul, et comprenez pourquoi les sites internet et applications mobiles de ventes d’œuvres d’art en ligne fleurissent, pourquoi les maisons de ventes aux enchères ont opéré leur transition numérique…

Aujourd’hui, 80% des personnes qui achètent des œuvres en ont acheté au moins une par internet et 55% disent qu’elles achètent de plus en plus en ligne et achèteront de plus en plus.

 

Le marché de l’art en ligne a affiché une croissance de plus de 9% encore en 2018 (même si cela est un ralentissement par rapport à 2017 qui affichait +12%) et les prévisions annoncent une croissance annuelle moyenne de 15% pour les années à venir.

Mais ne nous trompons pas : même si la progression des ventes par internet profite au marché de l’art dans sa globalité, ce n’est que pour une petite partie de sa croissance. Il s’agit donc plus d’une utilisation croissante d’internet pour acheter, en remplacement des autres canaux de ventes traditionnels (galeries et maisons de ventes aux enchères). Et, certes, internet a permis d’élargir le profil et le nombre d’acheteurs, mais il faut aussi savoir qu’en moyenne le prix des œuvres achetées par internet est inférieur à 5000 euros (78% des ventes, 33% entre 1000 et 5000 euros et 22% entre 100 et 500 euros.

 

Et ce sont ces deux précisions (report des acheteurs des canaux traditionnels vers le web et montant du panier moyen sur internet) qui nous éclairent sur ce qu’est le marché de l’art en ligne et du danger qu’il peut représenter pour l’Art. En effet, l’e-commerce de l’art, sous couvert de « rendre l’art accessible » (qui est le discours unanime du plus grand nombre des acteurs de ce marché), est à la fois un indice fort du changement du comportement d’achat et de notre relation à l’art, mais aussi un accélérateur de l’évolution même de ce comportement. Et pas forcément dans le bon sens… Même si cela a des points très positifs. Je m’explique. 

 

Commençons par le plus évident et l’aspect positif de la transition numérique du marché de l’art : 

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Effectivement, grâce à internet, acheter une œuvre est devenu simple moyennant quelques clics de souris même s’il reste limité au plafond de votre carte bancaire ou à ce que vous permet votre compte en banque par virement.

 

Les œuvres sont visibles, les prix majoritairement affichés (contrairement aux galeries où il faut « oser » demander) et le choix est large, consultable à souhait. En plus, si une fois livrée l’œuvre ne vous plaît pas, vous avez 14 jours pour changer d’avis, comme pour tout achat on-line…

 

En cela, effectivement l’art devient « accessible » au sens propre du terme : visible. Il ne faut pas confondre, en effet, « accessible » et « abordable », mais j’y reviendrai plus loin.

2

Ensuite, quand vous avez repéré un artiste dont au moins une œuvre vous a touché(e), en salon, foire, ou galerie, vous pouvez, grâce à internet, aller voir, aller trouver d’autres œuvres de lui, le suivre et être informé(e) de son actualité, de ses dernières œuvres.

 

Que ce soit auprès des marketplaces de l’Art qui vous alimenteront des nouveautés de l’artiste, ou grâce aux réseaux sociaux.

 

Et oui, la grande majorité des artistes ont un profil et/ou une page Facebook, et surtout un Instagram (qui, au passage, est devenu LE canal privilégié par les acheteurs).

3

Enfin, le choix est au rendez-vous … les sites de ventes en ligne se battent à celui qui annoncera le plus grand nombre d’artistes et d’œuvres…

 

On dépasse la dizaine voire la centaine de millier d’œuvres présentées. Et bien entendu… avec un choix « worldwide » . Et j’y reviendrai également …

Il résulte de ces trois points une évolution, une mutation plutôt, du comportement d’achat, grâce ou à cause d’internet, selon les points de vue : aujourd’hui, l’amateurs d’art, et de surcroît l’acheteur, se déplace pour se nourrir d’art et parcourir les allées des salons d’art, les foires, et toujours les galeries, mais, désormais, équipé de son smartphone… Une œuvre, un artiste qui l’attire ?  Il sort alors son téléphone. Soit pour prendre une photo de l’œuvre en question (et du petit carton précisant le nom de l’artiste). Soit pour, sans attendre d’être chez lui face à son ordinateur, lancer une recherche internet. Dans tous les cas, il va chercher à voir d’autres œuvres, prendre des infos sur l’artiste, chercher et s’abonner à son compte Instagram…et potentiellement, acheter… et, toujours potentiellement, à une autre galerie, ou auprès d’une des marketplaces de l’art, si ce n’est pas directement auprès de l’artiste. Il s’agira peut être d’une œuvre qu’il n’aura pas vu en vrai, certes, mais dont il pourra estimer la facture, le style, la technique parce qu’il en aura vu au moins une en vrai. Et puis n’oubliez pas, en achetant par internet, « au pire » il la renvoie et est remboursé…

 

Les chiffres du e-commerce de l’art le prouvent : 70% des personnes qui arrivent sur un site internet de vente d’art en ligne arrivent parce qu’ils ont cherché sur Google le nom de l’artiste. Pas parce qu’ils se disent « tiens, je vais aller voir tel ou tel site pour voir si je vais trouver mon bonheur » mais « je cherche des œuvres de tel ou tel artiste ». Passez 5 minutes à regarder les visiteurs d’un salon, d’une foire. Vous n’attendrez pas plus pour voir au minimum l’un d’entre eux s’approcher d’une oeuvre pour voir le nom de l’artiste et se saisir de son téléphone mobile quelques secondes plus tard, parfois sur le stand même de la galerie qui représente l’artiste, et aller voir d’autres sites, d’autres vendeurs… Si ce n’est pas pour chercher le profil Facebook ou, surtout, Instagram de l’artiste et prendre directement contact avec lui…

 

Jusque là, me direz-vous, que des avantages pour les acheteurs et les artistes. Les acheteurs ont plus de choix, plus d’informations, les prix s’affichent de plus en plus, la possibilité de changer d’avis sous 14 jours. Les artistes gagnent en indépendance quant à l’hégémonie des galeries même, pouvant vendre en direct et accédant à une dimension et à une visibilité internationale grâce à internet. Et pour les galeries, internet leur ouvre aussi plus facilement un marché international et leur permet d’exister auprès d’une clientèle plus large. 

Pour autant, et c’est un symptôme de la dérive que génère la mutation 2.0 du marché de l’art, pour beaucoup de galeries, c’est de plus en plus compliqué. Car celles qui n’ont pas les moyens de se payer un stand dans les salons ou foires, ET d’avoir leur site internet, ou de payer l’abonnement des plateformes de ventes en lignes (en plus de la compétence d’un community manager pour être présent aussi sur les réseaux sociaux), c’est s’éloigner du marché et de sa réalité.

Ce qui constitue un premier dommage collatéral : il n’y a jamais eu autant de petites et moyennes galeries en difficulté ou même qui mettent la clé sous la porte. A moins qu’elles s’adaptent dans leurs moyens, et/ou dans leur offre… Et c’est à partir d’ici que je vais devenir plus critique

Alors allons un peu plus loin… Suivez-moi bien …

 

Qui dit vente sur internet dit e-commerce, e-marketing. Autant de techniques destinées à vous faire venir sur le site, vous y faire rester et surtout… acheter. C’est là que les choses commencent à se gâter… Pour y faire venir l’acheteur potentiel : il faut que le dieu Google vous l’amène sur le site. Il faut donc être très bien référencé et pour cela, un des meilleurs moyens est d’avoir le catalogue le plus étendu possible ! Avoir le plus grand nombre d’artistes. Oui ! Plus j’ai d’artistes plus j’ai de chance que l’internaute faisant une recherche le fasse sur un de mes artistes et arrivent chez moi et plus mon catalogue est étendu, plus j’ai de chance que vous y trouviez votre bonheur et ce, notamment grâce aux algorithmes qui analysent votre navigation pour vous « pousser » les œuvres les plus adaptées au profil de l’acheteur.

 

Les différents sites internet, sous couvert d’offrir le plus grand choix, se battent ainsi à coups de catalogues de plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’artistes.

 

Et une fois que vous êtes sur le site, tout est fait pour vous y faire rester, et acheter, toujours selon les règles et techniques du e-commerce et son sacro-saint « tunnel de conversion » tel un entonnoir vous menant à la page où rentrer votre carte-bleue.

Ceci a deux conséquences : 

 

  • Les sites internet cherchant à développer leur catalogue, leur offre, n’opèrent pas de  SÉLECTION quant aux œuvres et artistes. Surtout pour les sites internet dont le business model repose aussi sur l’abonnement que payent les artistes et ou galeries pour y exposer. Au contraire, plus elles ont d’abonnés exposant, plus les sites gagnent en rémunération.  La sélection qui est la base du métier de galeriste au service des amateurs d’art tend à disparaître nous noyant dans une offre toujours plus large quantitativement et qualitativement.
  • Ces mêmes sites appliquent les techniques du e-commerce pour vous amener à l’achat. Notez que beaucoup, au fil de votre navigation, si vous revenez sur une œuvre, vont se mettre à pratiquer des « prix barrés » à coup de -10 voire -20% comme s’ils vendaient du billet d’avion ou du mobilier.

    Le fameux Black Friday ou même les soldes rythment également leurs animations des ventes.

    Et cela, bien souvent, sans l’accord de l’artiste alors que ce dernier cherche à construire sa « cote » et donc à consolider progressivement ses prix à la hausse, en gagnant en maturité sur le marché. Comment y arriver si leurs œuvres font l’objet de « promo » ?

 

Sous couvert donc de rendre l’art accessible, ce qui est en soi plus que louable, internet tend à le dévaloriser dans tous les sens du terme. Dévalorisation artistique d’une part, car la frontière tend à disparaître entre l’œuvre d’Art et la toile déco, peinte au kilomètre, ou entre l’Artiste impliqué et le producteur de produits qui se vendent, noyant les premiers au milieu des seconds. Dévalorisation financière de l’autre, car, outre l’effet « promo », s’il est normal qu’un artiste émergeant soit à des prix abordables, quel que soit son talent, au moins à ses débuts, il est également noyé au milieu d’œuvres aux mêmes prix d’artistes auxquels je ne mettrais ni de O ni de A majuscules. 

L’internaute acheteur et de surcroît novice ou en quête de découverte se retrouve à parcourir des catalogues où l’on s’y perd, comme on y perd son latin quand on s’attache à comprendre la logique des prix pratiqués.

La vente par internet tend, de mon point de vue à finalement brouiller plus encore les cartes d’un marché réputé opaque, obscure, et donc à faire courir encore des jours heureux au paradigme selon lequel, pour acheter de l’art, il faut s’y connaître ou faire partie d’une élite financière.

Alors que justement, l’une des attentes majeures des internautes, c’est la confiance en l’expertise du vendeur et ses conseils, comme ce que l’on attend d’une galerie « traditionnelle ». 

Ce qui m’amène à la dernière conséquence du développement de la vente d’œuvres par internet, et pas des moindres, pour ne pas dire la pire, de mon point de vue, et évoquée plus haut : l’impact néfaste sur les galeries. Car face à la concurrence de la vente d’art par internet, jugée comme déloyale, ce que je peux comprendre, les galeries doivent s’adapter.

Jusqu’ici, les galeries étaient les gardiennes de ce qui différencie l’œuvre d’art, le talent, du produit déco et de son fabriquant. Grâce à leur sélection, le rôle conseil et expertise des galeries comme leur fonction de découverte puis promotion de Talent était la clé de leur succès et de leur existence en tant que telle.

Et, force est de constater que face à la mutation 2.0 du marché de l’art, Trois tendances se confirment quant aux galeries…

 

Soit, elles font et réussissent leur « transition numérique », tout en étant présentes sur les salons et foires pour y promouvoir et se battre pour leur sélection, sans dégrader la qualité de cette dernière.

Soit, elles adaptent leur offre pour se mettre « au niveau » du marché internet et cela, au détriment de la qualité artistique mais au profit de mickey sous toutes ses formes.

 

Ou alors, parce qu’elles refusent d’être présentes sur le web ou n’en ont pas les moyens, elles se privent d’une part grandissante du marché, et pour beaucoup, dépérissent voire, baissent définitivement leur rideau.

Tendance d’autant plus prononcée que désormais, et je le constate de plus en plus, si un amateur d’art ne trouve pas l’artiste sur internet, il est jugé comme « inconnu » et donc ses prix sont discutés, l’artiste n’est pas perçu comme « coté ».

Les bonnes galeries, et des galeries en bonne santé financières sont donc indispensables au marché de l’art, et plus encore maintenant. Par bonnes galeries, j’entends celles dont le critère de sélection est le Talent et non le « ça se vend ». En bonne santé financières parce qu’elles ont alors les moyens de promouvoir leurs artistes et ne seront pas tentées, pour rattraper leur retard sur objectif de chiffre d’affaires, de faire dans le « ce qui se vend ».

Un exemple de preuve démonstrative que les bonnes galeries et en bonne santé financière tendent à disparaître : l’explosion du street-art, accessible en termes de prix et très décoratif en plus d’être hyyyyyper tendance, dont l’offre explose littéralement, comme celle du fameux Mickey sous toutes ses formes. Mickey que l’on trouve en galeries, en salons et foire, et bien entendu, sur internet, et parfois à des prix que personnellement je ne m’explique pas … CQFD

Alors OUI,  pour rendre le marché de l’Art plus accessible en termes d’approche grâce à internet. Plus accessible pour les acheteurs qui n’osent pas franchir le pas de porte d’une galerie et qui grâce à internet réalisent que le prix d’une œuvre d’art n’est pas forcément à 6 zéros selon le principe que tous les artistes « stars » du marché ont un jour débuté à moins de 1000 euros. Plus accessible pour les artistes, et les galeries, pour qui le marché international de l’art s’ouvre grâce à internet. 

 

Mais parlons d’Art. OUI pour de l’art à tous les prix, mais s’il vous plait, de l’art à tout prix !

En cela la vente d’art en ligne est une formidable opportunité pour le marché et toutes les personnes qui aiment l’Art. Mais c’est aussi un réel danger pour l’Art lui-même si l’opportunité qu’offre internet pour l’art se transforme, dérive vers de l’opportunisme business, mercantile du volume, du consumérisme. 

Article publié par LJ Art Traffik